Ed Ruscha, artiste à la fois peintre, auteur et photographe place le verbal qu’il associe à des captations du réel au cœur de sa pratique. De son point de vue, la société saturée de langages écrits se livre aujourd’hui avant tout au travers des mots et renvoie ainsi à l’idée d’un monde à lire. Ne serait-ce que par l’horizontalité implicite de la lecture évoquant indéniablement, selon lui, la notion de paysage.
Blue Collar Tech-Chem (1992) représente un bâtiment industriel aux murs aveugles. Les grands aplats de couleurs dénués d’effet de matière traduisent la texture du béton dans des nuances de gris et définissent un building qui occupe le centre de la toile monumentale (123.5 × 277.8 cm). Sur l’une des façades se détache le nom de la firme : Tech-Chem. A l’image du célèbre panneau « Hollywood » perché sur une colline californienne, le langage s’entrelace au décor et, pris ensemble, ils ne sont finalement qu’une seule et même chose, des reflets réciproques. Jouant d’une permanente réversibilité entre lisible et visible, les œuvres d’Ed Ruscha sont pourtant silencieuses, au sens où elles ne procèdent pas à une quelconque volonté de déchiffrement. Ces mots ne participent en rien au « vouloir dire ». Il n’est pas dans une recherche de significations qui pourrait naitre de ces entrecroisements.
Né en 1937 au Nebraska, Ed Ruscha part faire carrière à Los Angeles au milieu des années 60 pour étudier au California Institute of the Arts. Son goût pour le dessin humoristique et la bande dessinée conditionne ses perspectives dans le domaine du graphisme et de l’illustration, mais c’est vers la peinture qu’il se tourne rapidement. Dès ses premières toiles se manifestent les compositions qu’on lui connaît mêlant le verbal au visuel. Souvent associée à l’iconographie du Pop art, sa démarche s’apparente aussi à celles d’artistes tels que Lawrence Weiner ou à l’art conceptuel en ce que sa recherche se situe au-delà du champ pictural.
Les Perspectives abruptes qui dissimulent l’horizon décontextualisant le bâtiment de son environnement direct se retrouvent également dans « The Old Tech-Chem Building» (2003). Réalisée dix ans plus tard, en couleur cette fois, cette peinture respecte le même point de vue et des règles de composition identiques. C’est l’inscription FAT BOY qui attire l’attention sur la façade du bâtiment même si l’on devine sur la droite les vestiges de l’ancienne enseigne. Dans les deux œuvres, la tension qui transparait entre les lignes et les plans de la composition ôtent tout potentiel romantique à l’image et participe à la puissance industrielle empreint de froideur qu’incarne la représentation.
En effet, la peinture de 1992 et celle de 2003 participent à une série nommée « «Course of Empire » imaginée pour la 51e Biennale de Venise en 2005 lorsque l’artiste fut invité à représenter les Etats-Unis sur le thème du progrès. A travers ces peintures, Ed Ruscha fait directement référence à un cycle de fresques héroïques et grandioses de Thomas Cole (peintre américain du IXIe) qui retrace la fondation et la chute d’un empire. En puisant dans les paysages que lui offre la banlieue de Los Angeles et contrairement au peintre classique, Ed Ruscha exploite de structure simple et universelle. Au travers de ces bâtiments abandonnés, réaffectés, transformés ou rééquipés qui témoignent de l’évolution d’un empire industriel, l’artiste relate une vision décadente du monde contemporain. Mais à la différence des représentations antérieures des stations d'essence américaines (Standard Station, Amarillo, Texas, 1963) ou des façades de Sunset Strip qu’on lui connaît, ces images parlent d’obsolescence et d’anxiété tout en restant indéniablement silencieuses.