Gwenaëlle de Spa

Ana Torfs – Echolalia au Wiels

« Every Story is a travel Story »

Echolalia, terme méticuleusement choisi par Ana Torfs pour titrer son exposition au Wiels (septembre-decembre 2014), exprime la répétition compulsive d’un même mot ou même son. Echolalia, comme le mimétisme d’un Perroquet. Echolalia ou la mise en écho par imitation des enfants qui découvrent le langage. Echolalia, une névrose. Mais aussi, Echolalia, une attitude artistique du réemploi. Une manière de faire qui caractérise l'exploration par l’artiste des relations complexes qu’entretiennent textes et images, et les dérives de leurs réceptions. Six œuvres ponctuent cette rétrospective, un voyage à travers les mots et le territoire, car « Every story is a travel story » (chaque récit est un récit de voyage), comme le souligne la dernière œuvre de cette exposition.
Dès mon entrée au second étage du Wiels, je suis happée par deux écrans en vis à vis sur lesquels sont projetées des photographies noir et blanc de forêts tropicales (The Parrot and the Nigjtingale, a Phantasmagoria). Immergée dans cette atmosphère exotique, mais pourtant lointaine, la lecture d’extraits choisis du journal de bord de Christophe Colomb compose le fond sonore et incite à explorer plus en profondeur l’installation. Je m’assieds, écoute et regarde. Peu à peu, un décalage sémantique se crée entre les textes lus et leurs transcriptions en différentes versions du langage des signes projetées elles aussi, dans l’espace de l'installation. Dans sa quête de mise en abime, Ana Torfs a demandé à trois interprètes du langage gestuel de transcrire les extraites sélectionnés par ses soins. Une confusion s’installe alors au sein de l’ensemble mis en échos. Sensation qui s’accentue d’autant plus lorsque l’on découvre sur le fascicule accompagnant la visite que les images proviennent d’un jardin botanique cubain. Elles échappent finalement à la notion de terre inconnue et de « Nouveau Monde » que j’avais jusque-là pressenti...
L’amorce de la réflexion se situe toujours dans la découverte d’histoires qui marquent personnellement l’artiste, de textes ou d’images qui de manière subjective attirent sa vigilance. « Il n’y a jamais qu’une seule raison qui me pousse à faire une œuvre, beaucoup de choses, de manière associative, surgissent toujours ensemble à un certain moment. » Pour Family Plot, l’idée d’aborder la taxinomie moderne mise au point par Carl von Linné a germé lors d’une escapade au jardin botanique de Cienfuegos, à Cuba en 2005 (celui-là même qui m’était donné à voir dans The Parrot and the Nigjtingale, a Phantasmagoria). À la lecture d’un ouvrage énumérante les végétaux réuni en ce lieu, la plasticienne a ressenti la nécessité d’approfondir le lien qui unis les plantes aux personnages qui leurs ont donné nom. La résidence à Gotland en 2007 fut également déterminante dans la maturation de cette œuvre puisqu’Ana Torfs découvrit que Linné avait lui aussi arpenté cette ile de la Baltique à la recherche de végétaux inconnus. Mais c’est surtout la passion qu’elle porte à la nature et à la botanique qui rendit possible l’apparition d’une telle installation. Chances et coïncidences jouent à chaque fois des rôles décisifs dans l’évolution de ses pièces.
L’accrochage des portraits de botanistes entremêlés aux images de plantes qu’ils ont nommées de leur patronyme (Family Plot #1) me font face sur le mur qui traverse l’espace de la visite. Ces vingt-cinq images surplombent des planches achromes illustrant « le monde connu » à l’époque des dits scientifiques (Family plot #2). Sur ces dernières, l’on observe associés aux cartes géographique morcelées divers documents qui contextualisent l'état de la science au Siècle des lumières.
Mon attention est attirée par la première sérigraphie : Adansonia Digitata en l'honneur du Michel Adanson. Les lignes tirées d’un graphique comme un arbre généalogique relient le portrait du naturaliste à ce nom scientifique mystérieux. En fond une photographie étrange, une fleur oblongue entourée de feuilles. Sur l’impression en négatif du dessous, des images provenant sans doute des ouvrages qu’il rédigea, illustrent ses découvertes : Une planche d’un baobab et ses fruits, la jaquette de l’ouvrage qui relate son voyage au Sénégal, la gravure d’un deux mats qui prend le large, plusieurs textes enserrés dans des phylactères... De fil en aiguille, Family Plot se décrypter et laisse transparaitre une réflexion sur l’impérialisme linguistique et la position d'ethnocentrisme occidental en matière de découverte scientifique, la manière dont les mots ont voyagé et se sont imposés dans le monde des connaissances communes.
La question du langage est omniprésente dans l’exposition. Que la formation d’Ana Torfs se soit d’abord orienté vers communications, ne l’a pas empêché de s’intéresser à l’art, à la danse ou au cinéma durant ses années d’étude. Aussi parce que dès son plus jeune âge elle se lie au langage lors de ses cours de déclamation, la pratique de cette artiste (formée en « film et vidéo» à Saint-Luc) s’est toujours nourrie de théâtres, de cinéma et de narration. Glanée au cours de ses recherches, elle inspecte des archives devenues anecdotiques et crée des généalogies imaginaires qui tiennent lieu de scripts à ses réalisations. La plasticienne nous livre prudemment, des indices, mais jamais l’histoire entière. « À chaque fois que vous pensez que vous comprenez ce que les œuvres disent, un déplacement de signification s’opère, une ouverture vers un autre potentiel surgit » .
Si je n’avais pas prêté attention aux textes inscrits au bas des six imposantes tapisseries TXT (Engine of Wandering Words) qui rythment l’espace de la seconde salle, il aurait été difficile d'apercevoir l’une des trames narratives sous-jacentes à l’installation. Des reproductions d’images anciennes et d’origines multiples sont organisées dans des grilles découpées de cinq colonnes sur cinq lignes qui sont pourvuent à leur extrémité de manivelles. Des passages des Voyages de Gulliver sont cités et expliquent le fonctionnement de la machine. Ils relatent l’épisode ou le héros est confronté à un appareil composé d’une multitude de cubes en bois sur lesquels tous les mots du langage des Laputiens sont écrits. La machine activée, le hasard génère des phrases que le peuple imaginé par Jonathan Swift conserve et considère comme une somme des connaissances de leur monde. Mais ce n’est pourtant pas l’unique lecture de l’œuvre. Au fur et à mesure que je me plonge dans les installations présentées, plus l’enchevêtrement d’intertextes tissé entre les réalisations se fait dense.
Les textes, les images choisies par la plasticienne, la matière première de ses installations en devenir est ensuite déconstruite méthodiquement, répétée, copiée ou traduite afin de produire une distance sémantique entre le fait et son récit. Ces documents sont tant le prétexte des enquêtes qu’elle mène que la structure narrative de ses pièces. C'est un processus long et muable résultant pour beaucoup d'intuitions qui guident l'évolution des formes recherchées. « Même si je n’ai pas écrit les textes moi-même, ils sont des objets trouvés. Les copier, les couper ou les coller est un processus qui est tout aussi lent et intense. Je travaille habituellement une année voir deux sur une même œuvre ». La sélection est affinée et l’ordre des fragments longuement muri, jusqu’à ce qu’ils gagnent un nouvel aspect, vide de tout superflu, dépourvu d'aspérité. À la suite de ces manipulations, des images, des textes ou des sons vont être sélectionnés, et joints aux documents initiaux. « Un perpétuel jeu de mise en tension est perceptible dans mon travail que ce soit entre texte et image, entre écoute et regard, entre visualisation et lecture. »
Vingt impressions sous verres de différentes teintes sont ensuite présentées sur quatre tables accompagnées d’enregistrements audios. Avec [...] STAIN [...], Torfs poursuit ici aussi ses préoccupations autour de la science, des systèmes de classification, cette fois par une plongée dans le domaine des couleurs synthétique dérivé de goudron de houille. « PARIS VIOLET 6. The illness was common enough in the trenches to be called trench mouth. At that time, Paris violet was a treatment option » prononce une voix d’ordinateur au ton neutre et sans modulations émotionnelles. J'aperçois alors un groupe de personne migrer d’un coin de la salle à l’autre et se rassembler devant l’un des encadrés colorés à la recherche de l’image complémentaire à l'énoncé entendu...
Au lieu d’illustrer ou de commenter, les textes et les images se complètent, se déstabilisent parfois les uns par rapport aux autres. Ils participent ensemble à une « renarration » des faits, au questionnement que la plasticienne propose au spectateur. Bien que son point de départ se situe pour la majeure part de ses réalisations dans des faits tangibles, elle ne cherche pas à recréer ou illustrer la réalité au moyen de ses installations : « construire ou former, chercher des formes pour le matériel avec lequel je travaille est primordial.»
Neuf photographies panoramiques, comme saisies au travers d’un télescope captant des vues de l'île de La Gomera dans les Canaries composent Legend (2009). Sont assortis à chacune cinq petits commentaires infrapaginaux. Jouant sur l’ambivalence du titre de la série, ils relatent mythes, faits culturels ou politiques liées au passé du lieu. L’un d’entre eux relate par exemple comment Linné nomma cet oiseau au plumage olive Serinus Canaria d’après son lieu de découverte, un autre le rôle que joua l'archipel en tant que passerelle vers l'Europe pour les immigrants venus d’Afrique.
Une large place est laissée à l'interprétation et l'imagination du visiteur qui au contact ces informations prolonge l'expérience de sa relation personnelle à l'œuvre. « La polyphonie, la nécessité de créer des liens, est une notion importante dans mon travail ». À l’instar de Mikhaïl Bakhtine (qui dans une perspective linguistique analyse la superposition de sources énonciatives dans une même affirmation), l’œuvre d’Ana Torfs confronte les visiteurs aux questions d’études, à la sélection et la création de l’information à partir de l’intimité qu’ils ont avec ce qu’ils observent. « Il n’y a pas de signification ultime. Je donne le point de départ à une multitude d’interprétations possibles. » Mais tout n’a pas ici vocation à être saisi. Un foisonnement de significations possibles, de détails rend impossible l'absorption totale des subtilités et de la polysémie de son œuvre. Davantage, ces potentiels se veulent autant de portes ouvertes à une interprétation libre, laissant place en large part à l’imagination du spectateur.
Displacement clôt cette mise en espace. Des diapositives sont projetées sur le mur montrant des lieux vides où subsistent la trace d’une occupation humaine. Ces enregistrements d’escapades touristiques pris à Gotland sont juxtaposés les uns aux autres sur la trame narrative correspondant à celle du film de Rossellini Voyage en Italie. Les dialogues originaux écourtés et complétés par des fragments de guides touristiques et de presses, sont lus dans les écouteurs. Alors que le script déconstruit séquence par séquence est inscrit au centre des images, en des phrases courtes et impersonnelles. Les paysages énigmatiques sont entrecoupés par les portraits d’un homme puis d’une femme, anonymes acteurs impassibles, comme spectateur de leur propre histoire. Une boucle de sept jours, sans début ni fin, participe au récit d’un voyage. Un voyage dans l’histoire, rythmé par la phrase de Michel de Certeau « Every story is a travel story » qui nous rappelle que les faits, les récits et les mots se déplacent et se transforment, que les histoires sont avant tout des voyages de l'esprit.
Faits et fictions hétérogènes traversent l’ensemble de la pratique d’Ana Torfs afin d’interroger la validité de ce qui est considéré comme affirmation historique. « Je suis intéressée par la stratégie de la narration, toujours en se rappelant que l’Histoire est un récit raconté par quelqu’un. » Ses installations résultent toutes d’une imbrication complexe de jeux linguistiques, d’appropriations sémantiques et de poésie. Des Tours de Babel qui poursuivent une quête d’abstraction, de création d’espaces imaginaires, propices à la réflexion. L’artiste bruxelloise tord, module et distend la narration des réalités pour créer un espace fictif, épuré jusqu'aux limites de l'abstraction. Elle transfigure les éléments puisés dans l’histoire collective en des machines à faire voir une réalité autre dans des présentations aux approches intellectuelles, mais tout du moins formellement séduisante.

 

Texte rédigé dans le cadre de l'appel à contribution pour la revue Facette 2015

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